Présidentielle 2010 : l’ombre du groupe Bolloré plane sur les scrutins en Guinée et au Togo
Le 26 février 2021, le tribunal judiciaire de Paris validait une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) conclue entre le Parquet national financier (PNF) et le groupe Bolloré. En échange de l’abandon des poursuites pénales, l’entreprise française acceptait de verser 12 millions d’euros.
Derrière cet accord, se dessine une affaire au parfum d’ingérence qui, aujourd’hui encore, soulève de vives interrogations sur la transparence des élections présidentielles de 2010 en Guinée et au Togo.
En effet, Bolloré SE a officiellement reconnu sa complicité d’abus de confiance dans le financement indirect de la campagne présidentielle du candidat Alpha Condé. Ce dernier fut élu en 2010 à l’issue du tout premier scrutin pluraliste – mais controversé – de l’histoire politique guinéenne. Selon les éléments contenus dans la CJIP, la filiale du groupe, SDV Afrique, a versé 170 000 euros à la société Euro RSCG, en charge des prestations de communication du candidat guinéen.
Cette transaction, en apparence anodine, s’inscrit pourtant dans un schéma plus large. En effet, peu après l’élection d’Alpha Condé, Bolloré obtient la concession du port autonome de Conakry – un actif stratégique en Afrique de l’Ouest. Ce calendrier interpelle : les prestations de communication auraient-elles servi de levier d’influence en faveur d’un candidat perçu comme proche de Paris ?
Parallèlement, un scénario quasi identique s’est joué au Togo à la veille de la présidentielle de 2010. Le groupe Bolloré, déjà implanté dans le pays via sa filiale SE2M Togo depuis 2001, s’est à nouveau appuyé sur Euro RSCG – et notamment sur l’un de ses cadres, Jean-Philippe Dorent – pour orchestrer la communication du président sortant Faure Gnassingbé.
Là encore, les relations établies soulèvent des questions. Charles Gafan, un employé du groupe réputé proche du chef de l’État togolais, joue le rôle d’intermédiaire. Les négociations sont conduites directement par Gilles Alix, directeur général de Bolloré. Le montant total des prestations atteint 400 000 euros : 300 000 sont réglés par SDV Afrique, et le reste par un proche du président, Yao Kanekatoua. La justice française qualifiera cette opération de détournement de fonds.
Dans les deux cas, la mécanique judiciaire française n’a pas abouti à un procès public. Contrairement aux attentes de plusieurs organisations de la société civile – en particulier le collectif panafricain Restitution pour l’Afrique (RAF) – qui a déposé, le 18 mars 2025, une plainte contre le groupe Bolloré ainsi que contre Vincent Bolloré et son fils Cyrille pour recel et blanchiment d’actifs dans le cadre de concessions portuaires africaines, comme le rapporte la chaîne France 24, la justice française a privilégié une issue négociée plutôt qu’un procès public.
Grâce à la CJIP, Bolloré échappe à une condamnation pénale. En contrepartie, le groupe s’engage à suivre un programme de conformité supervisé par l’Agence française anticorruption (AFA) pendant deux ans. Ce suivi, entièrement à la charge de l’entreprise, coûtera 4 millions d’euros. Le parquet souligne toutefois la coopération tardive du groupe, justifiant ainsi une pénalité supplémentaire de 5,6 millions d’euros.
Cependant, au-delà de l’aspect financier, l’absence de procès soulève de nombreuses interrogations. Aucun haut responsable africain n’a été inquiété. Ni Alpha Condé – aujourd’hui en exil – ni Faure Gnassingbé n’ont été mis en cause, bien que la CJIP évoque clairement une tentative de corruption d’agent public étranger.
En Guinée, aucune enquête publique n’a été ouverte sur les conditions de financement de la campagne de 2010. L’omerta politico-judiciaire règne, malgré les révélations circonstanciées issues de la justice française. De nombreux observateurs dénoncent ce silence, perçu comme un signe manifeste d’absence de volonté politique de faire la lumière sur une élection censée incarner un tournant démocratique.
Il faut dire que la CJIP, en écartant la tenue d’un procès public, prive également les citoyens africains de la vérité sur des actes commis en leur nom, parfois avec leurs propres ressources. Cette situation nourrit une frustration croissante sur le continent, où la lutte contre la corruption semble buter sur le mur de l’impunité.
Plus globalement, l’affaire Bolloré ne constitue pas une exception. Elle illustre une stratégie d’influence méthodique, articulée autour d’un triptyque : financement occulte, appui politique et conquête économique. Dans ce contexte, les principes démocratiques paraissent relégués au second plan au profit d’intérêts privés.
Ports stratégiques, concessions suspectes
Les ports, notamment, représentent des enjeux économiques cruciaux. La rapidité avec laquelle Bolloré a obtenu les concessions portuaires à Conakry et à Lomé soulève des interrogations persistantes. Même si aucune infraction n’a été juridiquement retenue pour corruption internationale – la procédure ayant été close pour prescription –, le doute reste vivace dans l’opinion publique.
Enfin, la validation de la CJIP, sans procès ni condamnation, interroge sur l’existence d’une justice économique à deux vitesses. Les multinationales peuvent-elles, loin des projecteurs, s’acquitter d’amendes pour échapper à l’examen public de leurs pratiques, tandis que les citoyens ordinaires subissent la rigueur judiciaire sans échappatoire ?
À cette question, aucune réponse claire n’a encore été apportée. Mais une chose demeure certaine : en Guinée comme au Togo, les élections de 2010 ont laissé des cicatrices. Ce qui devait incarner un renouveau démocratique reste entaché par des zones d’ombre. Quinze ans plus tard, la vérité attend toujours de sortir de l’ombre.